Dans une lettre à l’éditeur publiée dans le numéro de février 2002 d’Enneagram Monthly, Scott Crowther suggérait l’utilisation du mot « justification » plutôt que « colère » pour désigner la passion du 1, puisque ceux qui appartiennent à ce type ont souvent tendance à se justifier pour donner l’impression qu’ils ont raison.
Je n’étais pas d’accord avec cette substitution, mais j’avais l’impression que Crowther était sur la piste de quelque chose d’intéressant. Je me suis demandé si un raisonnement du même ordre ne devait pas être appliqué non seulement au 1, mais à tous les autres types. Je suis d’avis que chaque type adopte une stratégie spécifique pour justifier son agressivité envers autrui et le reste de l’univers.
C’est une vieille idée qu’une fonction psychologique est sans cesse à l’œuvre en nous pour justifier nos actions et nous permettre d’exprimer notre agressivité sans trop culpabiliser. Otto Rank, l’un des premiers étudiants de Freud, déclarait en 1907 que « nous pouvons exprimer plus facilement notre agressivité, même si elle prend une forme passive ou résistante, à partir du moment où nous arrivons à rendre les autres responsables de notre comportement. » Cette attitude de notre ego peut être comprise comme la manifestation d’une utilisation à demi consciente d’une stratégie prédéterminée s’appuyant sur une justification précise de nos propres actions. C’est comparable à une prise d’analgésiques qui atténuerait le contraste entre notre impulsion instinctive d’agression, celle que l’on définit généralement par le terme freudien mortido ou l’instinct de mort [cf. « Instincts, centre et sous-types », EM, novembre 2001] et les forces combinées que Peter O’Hanrahan a baptisées le système de défense [cf. « Le système de défense », EM, février 2000].
Il nous arrive de nous comporter d’une telle façon que nous encourrons un blâme social ou que nous choquons nos propres convictions morales. Par exemple, si nous nous engageons dans un comportement de type « prédateur » (en référence à l’expression de Baenniger), nous avons besoin d’un alibi, de quelque chose qui puisse justifier notre action à nos yeux, mais aussi à ceux des autres.
J’utilise le mot alibi parce que nous recherchons non seulement l’absolution, mais aussi à échapper au sentiment de culpabilité. Plus fort encore, nous avons besoin d’identifier une raison de faire porter le blâme de notre agressivité sur les épaules des autres : nous réagissons à ce que les autres nous ont faits et du coup, nous nous contentons de répondre par un acte d’autodéfense.
La perception des autres comme étant la cause de notre comportement joue comme un puissant adhésif qui nous empêche de nous détacher de nos réactions mécaniques et compulsives. De ce point de vue, les alibis pourraient être inclus dans l’ensemble des habitudes qui constituent ce qu’on appelle le système d’illusions : ce sont des astuces créées par notre ego pour compenser les pertes résultant du drame ou de la blessure originelle.
C’est aussi un des moyens par lesquels l’ego se protège de la possibilité de devenir complètement conscient de lui-même, ce qui l’amène à perpétuer le samsara (mot sanskrit qui décrit le voyage perpétuel à travers les cycles de naissance et de mort, jusqu’à l’obtention de la libération).
Afin de mettre en valeur la logique interne des alibis, je donnerai, pour chacun des types, des descriptions reflétant ce que j’imagine être leurs utilisations par des individus de développement moyen.
Le débat théorique sur le rôle et l’importance de l’agression
Le rôle de l’agression a été depuis toujours un sujet très controversé, que le débat sur la personnalité soit situé plutôt dans le champ des sciences sociales (philosophie, psychologie ou éducation) ou des sciences exactes (neurobiologie ou physiologie). Je pense que l’agressivité et sa relation à l’expression de nos instincts ne doivent pas être jugées comme bonne ou mauvaise [cf. « Instincts, centre et sous types », EM, Novembre et décembre 2001].
Des recherches récentes menées par des pédopsychologues (Restoin et al., Bulletin de Psychologie, 37, n° 365) ont montré que « l’agressivité est naturelle pour l’être humain et que, comme la perception de la douleur, elle est nécessaire pour que l’enfant construise un sens de la réalité. » Dans une certaine mesure, on peut dire que l’agression est aussi naturelle que d’avoir deux bras et deux jambes. Donc, on ne peut juger cette agressivité naturelle comme moralement positive ou négative quand elle émane d’un ego relativement peu évolué.
Dans son ouvrage L’Homme agressif, l’éminent neurobiologiste français Pierre Karli analyse avec soin les origines neurobiologiques de l’agression en regard avec les différentes théories psychologiques qui leur correspondent. Il déclare qu’il est extrêmement difficile « d’exposer de façon claire, objective et calme l’ensemble des problèmes en rapport avec l’agressivité. On peut avoir l’estomac tout retourné, rien qu’à l’évocation des aspects intimes de cette question. Dans la vie ordinaire, la plupart des gens approchent ces problèmes par les schémas de pensées habituels ou par des clichés qui trouvent leurs sources dans des préjugés ou dans des mythes. »
Dans cet article, je ne me concentrerai pas sur les détails des formes d’agression pour chaque type, mais je vais plutôt donner une courte description des différents alibis que chaque type utilise pour justifier son style d’agression.
Dans le but d’être le plus clair possible, il est utile d’expliquer au préalable les différences entre les alibis et les autres éléments qui appartiennent au système de défense.
Alibi et image idéale
L’image idéale de l’ego concerne tout ce que nous pensons que nous devons être pour acquérir de la valeur et une identité, alors que l’alibi est en rapport avec ce que nous pensons en termes négatifs des autres et de leurs actions. Un alibi constitue l’ombre ou la version négative si l’on fait la comparaison avec l’image idéalisée.
Par exemple, ce serait absurde pour un 3 de déclarer« Je réussis » si d’autres peuvent affirmer avoir rencontré le même succès. Cette affirmation ne peut acquérir un sens que si les autres échouent. Nous voyons donc ici comment un alibi fonctionne, en suggérant au 3 que les autres ne sont pas capables d’atteindre le résultat espéré.
Alibi et compulsion d’évitement
Les compulsions d’évitement sont en action quand nous essayons, inconsciemment, d’éviter certains sentiments ou expériences. Au contraire, par l’utilisation d’un alibi, nous ne réprimons plus nos sentiments négatifs, mais nous les justifions. Nous partons du principe que c’est la conduite des autres qui est responsable de nos réactions. À ce moment-là, nous affirmons, comme Jessica, le personnage du dessin animé Qui veut la peau de Roger Rabbit : « Je ne suis pas mauvaise, ce sont les autres qui m’y ont poussée. »
Alibi et mécanisme de défense
Un mécanisme de défense opère automatiquement et inconsciemment en réponse à des menaces spécifiques à l’encontre de la personnalité, alors que l’alibi est une disculpation de nos sentiments et de nos actions agressives envers les autres. De plus, le mécanisme de défense est une manifestation de notre instinct de rétraction. Nous l’utilisons pour éviter quelque chose que nous n’aimons pas, tout en protégeant notre conscience d’une réalité déplaisante. L’alibi, par contre, est une expression de notre instinct d’expansion. Nous l’utilisons pour agir et nous exprimer librement dans le monde.
Ci-dessous, vous trouverez un mot-clef qui décrit le prétexte, ainsi qu’une courte phrase qui illustre la justification que chaque type utilise en préambule à un comportement agressif.