Le neuropsychiatre publie un livre où il raconte comment les œuvres littéraires ont permis la résilience de nombreux écrivains orphelins. Il se confie à Ouest-France.
Dans La nuit, j’écrirai des soleils (Odile Jacob), le neuropsychiatre Boris Cyrulink raconte de quelle façon de nombreux écrivains et orphelins ont pu se remettre en développant une oeuvre littéraire. Lui-même, dont les parents ont été assassinés à Auschwitz, a trouvé son salut dans la médecine et dans l’écriture.
Beaucoup d’écrivains, traumatisés dans leur enfance, ont été sauvés par les mots ?
Balzac, Victor Hugo, Tolstoï, Voltaire, Apollinaire, Mallarmé et bien d’autres ont perdu un ou deux parents. Ces orphelins ont remplacé le gouffre du manque par les mots.
Par quel processus cela se fait-il ?
C’est possible grâce à ce phénomène psychologique qu’est la résilience. Elle consiste à reprendre un nouveau développement après un traumatisme. La plus jolie métaphore est la résilience végétale : un sol est résilient lorsque, après une inondation ou un incendie, la flore et la faune réapparaissent. Mais ce ne sont plus les mêmes. La résilience est observable grâce à l’imagerie médicale.
De quelle façon ?
Lorsqu’il y a un traumatisme, le cerveau peut s’éteindre, il est hébété, et cela se traduit par des zones bleues, vertes, grises. Lorsqu’il fonctionne à nouveau, on voit du jaune et du rouge. Certains êtres vont être plus résilients que d’autres.
De quoi cela dépend-il ?
La résilience n’est possible que s’il y a eu attachement. C’est un besoin vital chez chaque être vivant, qui doit développer des relations privilégiées avec d’autres êtres durant ses jeunes années. Quand un malheur vous arrive, vous souffrez. Si, grâce à vos parents, vous avez acquis des facteurs de protection qui restent dans votre mémoire, vous déclencherez un processus de résilience si l’on vous tend la main. Mais si un bébé a connu un isolement affectif précoce et durable, la résilience sera plus difficile.
Cela a été le cas de l’écrivain Jean Genet ?
Abandonné bébé, il a été placé avec une autre fillette, Lucie, dans une famille d’accueil très aimante. Jean Genet disait : « J’habitais chez ces gens », alors que Lucie les considérait comme ses parents. Elle avait dû garder une empreinte d’attachement. Pas Jean Genet. Toute sa vie, il a eu peur d’aimer. Il disait : « Il faut trahir ceux qui vous aiment. » Il se cachait dans les livres. Et il a trouvé la beauté dans les mots. C’était son seul point d’ancrage, de résilience. Comme pour les poètes François Villon et Rimbaud.
Vous dites même que Jean Genet se faisait volontairement emprisonner.
Quand il était malheureux et avait besoin de se réfugier dans la beauté des mots, il se faisait arrêter. Il volait des choses dérisoires, un bout de tissu, une bouteille de Martini.
Depardieu, lui, dit qu’il a été sauvé par les mots des autres.
Il n’a pas été en carence affective, mais chez lui, on ne parlait pas beaucoup. La seule chose que son père lui a apprise, c’est : « Quand tu ne comprends pas, souris. » Il n’a pas vraiment été élevé, mais il a une énorme confiance en lui.
Vous dressez un parallèle entre lui et vous.
Sa mère avait voulu avorter et il disait : « Si j’ai réussi à survivre aux aiguilles à tricoter de ma mère, de qui est-ce que je pourrais bien avoir peur ? » Moi, je dirais : « Si j’ai réussi à survivre à la guerre, de qui pourrais-je bien avoir peur ? »
Vos parents ont été assassinés à Auschwitz…
Mon père s’est engagé dans l’armée lorsque j’avais 2 ans, ma mère a disparu quand j’avais 5 ans après m’avoir placé pour me protéger. J’ai été arrêté à 6 ans, enfermé dans la synagogue de Bordeaux où les juifs avaient été regroupés. Je me suis évadé, mais à 6 ans, je n’aurais pas été loin. Une infirmière m’a caché sous le corps d’une dame qui était en train de mourir dans une ambulance. Puis, j’ai été caché par des Justes.
Comment vous êtes-vous relevé ?
Pendant la guerre, je n’avais pas le droit de sortir, j’ai vécu un isolement sensoriel. Mais j’avais gardé une empreinte affective de mes parents. Quand on me tendait la main, j’étais content. Je rêvais de rencontrer une famille, comme Georges Perec. Je m’identifie beaucoup à lui. Sa mère portait le même nom que la mienne, son père s’est engagé dans le même régiment que le mien. Nous avons connu la même maison d’enfants à Villard-de-Lans, en Isère. Perec est devenu écrivain, et a notamment écrit La disparition, pour offrir un tombeau à ses parents.
Vous aussi, vous aviez des rêves.
Les enfants de l’Assistance publique disent souvent qu’ils ont été mis à la poubelle. Jean Genet s’y est adapté. Il vivait dans un monde de crasse. Moi, je voulais sortir de la poubelle. Je rêvais de devenir médecin, d’écrire des livres et d’habiter au bord de la Méditerranée. Et j’ai réalisé ces rêves. J’habite à La Seyne-sur-Mer, dans le Var. Si je n’avais pas vécu tout cela, je serais probablement devenu ébéniste, comme mon père.
Vous parlez aussi de votre capacité à inventer des histoires.
Pendant la guerre, il fallait que je me taise car il y avait danger de mort. Après, les adultes ne me croyaient pas. Alors je me suis coupé en deux. Une partie de moi était mutique, l’autre bavarde, mais j’inventais des histoires pour ne pas parler de moi. Je me servais des mots pour me cacher. Un peu comme Romain Gary. Lui n’avait pas de père, une mère monopolisante. Ils étaient juifs et vivaient dans un contexte angoissant. Il a inventé des histoires pour ne pas dire « je ». C’était des autobiographies à la troisième personne.
Alors, il faut avoir subi un traumatisme pour créer ?
Heureusement, non ! Tous nos enfants sont créateurs. Quand le parent s’absente, les enfants ont des angoisses. Alors ils prennent un crayon, un papier. Et ils dessinent…