Décoder le langage interne du cerveau

Brosser le panorama des connaissances sur le cerveau et ses maladies et décrire certains des défis majeurs qui attendent les neurosciences dans les vingt prochaines années : telles sont les ambitions de l’ouvrage collectif « Le Cerveau en lumières », en librairie cette semaine. Entretien avec Étienne Hirsch et Bernard Poulain, codirecteurs de l’ouvrage.

Vous avez codirigé Le Cerveau en lumières1, ouvrage qui rassemble une trentaine de spécialistes et qui vient de sortir en librairie. En quoi le cerveau est-il le plus complexe, le plus subtil, le plus extraordinaire de tous les organes ?
Bernard Poulain2 D’abord en raison du nombre de ses composants. Le cerveau humain adulte ne pèse que 1 400 grammes mais contient 100 milliards de neurones (et quatre fois plus de cellules gliales) reliés entre eux par plusieurs millions de kilomètres d’axones (longs prolongements des neurones) et un million de milliards de synapses. Rien que dans un millimètre cube de cerveau, on trouve 100 000 neurones, 4 kilomètres d’axones et 1 mètre de capillaires sanguins ! Le plus fascinant est peut-être moins la complexité de cet organe, dont nous prenons chaque jour davantage la mesure, que ses propriétés, comme la faculté de communiquer par le langage, de manipuler des symboles ou d’être conscient de soi et des autres, toutes propriétés qui font de nous des êtres humains.

Quel objectif fondamental poursuivent les neurosciences ?
Étienne Hirsch: L’ambition qui nous anime est d’étudier l’organisation et le fonctionnement du système nerveux en y incluant les organes des sens. Nous cherchons à comprendre, entre autres, comment le cerveau régule notre physiologie, prend à tout instant des décisions, interprète ce que perçoivent les organes des sens, apprend, mais aussi comment cet organe très plastique se remodèle tout au long de la vie et peut dysfonctionner. La recherche sur le cerveau, cependant, ne relève pas uniquement des neurosciences biologiques et cognitives. Elle mobilise bien d’autres disciplines : physique, chimie, mathématiques appliquées, informatique, robotique, éthologie, sciences humaines et sociales… C’est une recherche par essence interdisciplinaire.

Dans quels domaines les neurosciences ont-elles le plus progressé ces dernières années ?
B.P. : La connaissance des mécanismes moléculaires à l’œuvre lors du transfert des informations entre les synapses est parvenue à un degré de raffinement inégalé. Nous en savons aussi beaucoup plus sur l’étonnante variabilité de fonctionnement des neurones et des synapses, laquelle est liée à l’expression différente de nombreux gènes. Il apparaît, par ailleurs, que le remodelage constant du cerveau se manifeste à tous les niveaux de son organisation, de la synapse au cortex entier, et dans des temporalités allant de la milliseconde aux quelque vingt-cinq années que demandent sa construction et sa maturation. La façon dont nous comprenons les mécanismes de la mémoire et des apprentissages, enfin, a été révolutionnée. On sait désormais qu’apprendre, ce n’est pas ranger des livres sur une étagère, stocker des informations dans des circuits préexistants, mais construire de nouvelles connexions synaptiques et modeler de nouveaux circuits de neurones.

Le développement des méthodes d’imagerie (imagerie par résonance magnétique, tomographie par émission de positons, magnétoencéphalographie, microscopie confocale, biphotons…) a-t-il lui aussi contribué à une meilleure connaissance du cerveau ?
B.P. : L’explosion de ces technologies permet d’étudier le cerveau à diverses échelles spatiales et temporelles, de la cellule unique au réseau neuronal, de la milliseconde à la durée d’une vie. Nous pouvons même voir l’activation des grands réseaux et localiser les zones impliquées dans la réalisation de tâches cognitives (prise de décision, mémorisation…). Autrement dit, nous pouvons observer le cerveau humain en action, sans l’ouvrir, chose inconcevable il y a seulement quelques décennies.

Le séquençage du génome a-t-il livré des informations essentielles sur les liens entre mutations génétiques et pathologies neurologiques et psychiatriques ?
E.H. : Au cours des vingt dernières années, nombre de maladies neurodégénératives rares, à l’instar de la maladie de Huntington qui se caractérise par une dégénérescence progressive de certains neurones, et de formes rares de maladies fréquentes (maladie de Parkinson, d’Alzheimer, épilepsie…) ont vu leur cause élucidée grâce au développement du séquençage. Ce dernier a en outre permis d’identifier des mutations génétiques associées à la schizophrénie et à certaines formes d’autisme, ce qui a invalidé l’idée que ce trouble psychiatrique était une psychose infantile provenant d’une mauvaise relation de la mère à son nouveau-né. Plus largement, le principe d’un continuum entre les pathologies neurologiques et psychiatriques, dont beaucoup reposent sur un substrat biologique, s’est imposé.

Quels défis majeurs auront à relever les neurosciences dans les prochaines années ?
B.P. : Un des grands défis est de cartographier et de caractériser le câblage du cerveau afin d’établir ce qu’on appelle son « connectome anatomique et fonctionnel » (quels neurones sont connectés avec quels autres et pour faire quoi à un instant donné ?).  Un défi connexe est de décrypter le « code neural », c’est-à-dire le langage interne du cerveau. Au-delà des retombées fondamentales et cliniques, le décodage des algorithmes utilisés par le cerveau pour le traitement des informations devrait ouvrir la porte à de nouvelles interfaces cerveau-machine et susciter l’émergence d’une informatique et d’une robotique neuro-inspirée. Il reste également à élucider plus finement les mécanismes du développement et du vieillissement du système nerveux, la façon dont son fonctionnement dépend des autres systèmes physiologiques (immunitaire, endocrinien, gastro-intestinal…), de l’environnement social et écologique, etc.

Et en matière d’imagerie, quels progrès sont à attendre ?
E.H. : La miniaturisation des outils d’imagerie permettra de visualiser l’activité cérébrale d’un sujet animal ou humain dans son cadre de vie habituel, alors que les expériences se déroulent actuellement dans des enceintes très contrôlées loin de présenter la complexité de l’environnement naturel. Et la mise en évidence de nouveaux biomarqueurs spécifiques d’un mécanisme pathologique, comme les altérations des neurones de la substance noire (structure située dans le tronc cérébral) à l’origine des symptômes moteurs de la maladie de Parkinson (lenteur, rigidité, tremblement de repos), favorisera la détection plus précoce d’une maladie, garantira un suivi plus précis de son évolution et une meilleure évaluation du traitement.

Dans un futur proche, certains aveugles peuvent-ils espérer revoir ?
B.P. : Tout à fait. Nous sommes à la veille de pouvoir offrir aux personnes atteintes de dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) ou de rétinopathie pigmentaire la possibilité de recouvrer la vue via des implants rétiniens. Cette perspective s’adresse aux non-voyants dont les photorécepteurs (cellules qui détectent les signaux lumineux, les transforment en signaux électriques et stimulent des neurones qui acheminent les messages jusqu’au cerveau via le nerf optique) ont dégénéré, mais dont les cellules nerveuses de la rétine et le nerf optique restent fonctionnels. L’optogénétique, grâce à laquelle on parvient à contrôler de petites populations de neurones en les « allumant » ou en les « éteignant » à l’aide de la lumière, devrait également s’avérer un outil précieux pour restaurer la vision. Concernant les maladies du cerveau, l’utilisation des thérapies non médicamenteuses (réalité virtuelle, jeux intelligents…) est à valider et à développer. Le but est d’atténuer les symptômes de certaines maladies et d’augmenter l’autonomie des patients, par exemple dans le cas de la maladie d’Alzheimer.

Malgré toutes ces promesses, les progrès des neurosciences ne risque-t-ils pas d’ouvrir un jour la boîte de Pandore ?
E.H. C’est une vraie crainte. Mieux on comprend les rouages neurophysiologiques qui font de l’être humain une créature plus ou moins rationnelle, plus on peut redouter un détournement de ces connaissances à des fins mercantiles ou de manipulation. C’est pourquoi une exigence éthique doit fonder et encadrer les travaux sur le cerveau. Il est grand temps, en particulier, d’intégrer l’éthique de la recherche dans les cursus de formation des futurs neuroscientifiques.

Vous poussez aussi dans cet ouvrage un cri d’alarme à propos du financement de la recherche sur le cerveau dans notre pays. La situation est-elle à ce point critique ?
B.P. : Les chiffres le prouvent. Le coût direct et indirect des pathologies du cerveau avoisine 100 milliards d’euros par an en France (soit 11,4 millions d’euros par heure), et ce fardeau ne va cesser de s’alourdir en raison de l’augmentation de l’espérance de vie. Dans le domaine des maladies neurodégénératives, dont le fardeau annuel représente 17 à 18 milliards d’euros, l’État ne finance des projets de recherche qu’à hauteur de 14,2 millions d’euros par an (hors masse salariale des personnels ayant un emploi permanent. Ce chiffre atteint 135 millions d’euros quand on l’inclut). Le financement annuel de la recherche en santé mentale et en psychiatrie représente quant à lui quelque 20 millions d’euros (en incluant la masse salariale des chercheurs), quand la dépense tourne autour de 50 milliards. Investir dans la recherche fondamentale sur le cerveau ainsi que dans la recherche sur les maladies neurologiques, psychiatriques et des organes des sens n’est pas une dépense à fonds perdu. C’est le seul investissement à même de réduire les coûts phénoménaux qu’engendrent ces pathologies (traitements, absentéisme…) et d’augmenter la qualité de vie des malades et des aidants. ♦

https://lejournal.cnrs.fr/articles/decoder-le-langage-interne-du-cerveau

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