Et si la paix des hommes reposait sur le langage? Apôtre de la communication non violente ou CNV, Marshall Rosenberg expliquait que pour être écouté, il faut d’abord apprendre à exprimer ses vrais besoins. Il avait répondu à nos questions sur le sujet.
La CNV
Marshall Rosenberg a été publié tard en France, près de 40 ans après avoir développé aux Etats-Unis le processus de communication non-violente. Dans Les mots sont des fenêtres ou bien ils sont des murs (Syros), ce docteur en psychologie clinique, ancien élève de Carl Rogers et fondateur du Center for Nonviolent Communication, exposait les principes de la « résolution pacifique des conflits » qu’il a enseignés dans une trentaine de pays avant de s’éteindre le 7 février 2015.
Sa théorie : « Les jugements que nous portons sur les autres sont l’expression tragique de nos besoins non satisfaits. » C’est en prenant le temps de les écouter et de les formuler que notre interlocuteur pourra identifier le message et y répondre à son tour.
L’entretien
Psychologies : Qu’est-ce que la communication non violente ?
Marshall Rosenberg : Ce processus permet à chacun d’entrer en contact avec ses besoins profonds pour mieux communiquer, en laissant libre cours à sa bienveillance naturelle. Son but : transformer les conflits potentiels en dialogues paisibles, et désamorcer les disputes. Son outil : le langage du coeur.
Comment parler ce “langage du coeur” ?
Marshall Rosenberg : Il y a quatre points simples mais essentiels à suivre. D’abord, j’observe ce qui se passe réellement dans une situation donnée : qu’est-ce qui, dans les paroles ou les actes de mon interlocuteur, contribue à mon bien(mal)-être? Ensuite,j’exprime ce que je ressens en présence de ces faits : suis-je triste, joyeux, inquiet, fâché ? Puis je précise les besoins à l’originede ces sentiments.
Ainsi, la mère d’un adolescent pourrait-elle exprimer ces trois points en disant à son fils : « Lorsque tu laisses tes vêtements dans le salon au lieu de les emporter[observation], je suis de mauvaise humeur [expression] car j’ai besoin de plus d’ordre dans les pièces que nous partageons[besoin précisé]. »
Dernière composante : une demande précise et concrète. « Pourrais-tu, s’il te plaît, prendre tes affaires et les mettre dans ta chambre. » En utilisant ces quatre points et en aidant l’autre à faire de même, nous établissons un courant de communication qui débouche naturellement sur la bienveillance. Et cela, aussi bien dans son couple ou avec ses enfants qu’au travail. Chaque année, nous formons des policiers, des enseignants, des infirmières. Mais aussi des militants pour la paix, dans des régions touchées par la guerre comme leRwanda, l’Irlande, la Paslestine ou Israël.
Un exemple ?
Marshall Rosenberg : Un jour, je présentais ma méthode devant cent soixante-dix musulmans palestiniens réunis dans un camp de réfugiés, à Bethléem. Une rumeur a parcouru l’assistance qui s’est mise à m’insulter : « Ils disent que vous êtes un Américain, donc un tueur d’enfants », m’a expliqué mon interprète. Je savais que les réfugiés en voulaient aux Etats-Unis qui fournissaient des armes à Israël. Je me suis adressé à celui qui venait de me traiter d’assassin : «Vous êtes en colère, car vous aimeriez que mon pays utilise ses ressources autrement ? Vous aimeriez que l’on vous aide à améliorer vos conditions de vie? » « Exactement, m’a-t-il rétorqué.
Vos enfants vont-ils à l’école ? Ont-ils des terrains de jeu? Parce que le mien, lorsqu’il joue, c’est dans les égouts ! » Mon interlocuteur a exprimé sa souffrance pendant vingt minutes. Cherchant à repérer les sentiments et les besoins implicites dans chacune de ses déclarations, je me suis contenté de recevoir ses paroles. Non comme des attaques, mais comme le don d’un semblable qui cherche à faire partager ses rancoeurs et son sentiment de vulnérabilité. Il s’est senti compris, respecté, écouté et a été à même de m’écouter, à son tour, exposer les raisons de ma visite : les bienfaits de la CNV.
Pourquoi cette démarche ?
Marshall Rosenberg : Je me suis interrogé très tôt sur la nature humaine. Enfant, j’ai vécu à Détroit, dans le Michigan. Le racisme y était très vif. A l’école, mon nom de famille m’a valu insultes et coups. Plus tard, persuadé que la nature profonde de l’homme le conduit à donner et à recevoir dans un esprit de bienveillance, je me suis posé deux questions : pourquoi nous coupons- nous de notre bonté naturelle au point d’adopter des comportements agressifs ? Comment, inversement, certains individus parviennent-ils à rester en contact avec elle,même dans les pires situations ?
J’ai cherché des réponses dans les textes religieux. Puis j’ai étudié la psychologie clinique à l’université. Mais j’ai vite été déçu, entendre mes confrères ne parler qu’en terme de « pathologie » me semblait rétrograde et réducteur.
Après mon doctorat, j’ai décidé d’entreprendre mes propres recherches.A cette époque, j’ai rencontré le professeur Carl Rogers et ses travaux m’ont été précieux. « Pour dépasser la souffrance,disait-il, il est nécessaire d’avoir une écoute empathique et de l’authenticité.» Le rôle déterminant de l’usage que l’on fait des mots m’a toujours frappé. Notre relation au langage, de par notre éducation, pousse la plupart d’entre nous à étiqueter autrui et à exiger plutôt qu’à prendre conscience de nos sentiments, de nos envies et de nos responsabilités. J’ai donc encouragé les gens à dépasser cette communication aliénante pour qu’ils apprennent à exprimer leurs véritables désirs, à entendre la demande derrière le message exprimé et essayer d’y répondre.
Que faire face à une personne silencieuse ?
Marshall Rosenberg : J’ai reçu une patiente qui n’avait pas ouvert la bouche depuis longtemps. J’ai commencé à lui dire comment moi je me sentais : « Je suis tendu parce que j’aimerais pouvoir établir une communication avec vous et je ne sais pas comment m’y prendre. » Faute de réponse, j’ai parlé de moi pendant trois quarts d’heure. Le lendemain: toujours la même souffrance exprimée à travers le silence. Et moi, je faisais tout mon possible pour établir un lien en lui parlant de mon impuissance.
Au cinquième jour, enfin, elle a communiqué : détournant son visage de moi, elle a mis sonpoing près de ma figure. J’ai ouvert ses doigts crispés, un à un. Ils maintenaient un papier sur lequel était inscrit : « S’il vous plaît, aidez-moi à dire ce qu’il y a à l’intérieur.»